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5 janvier 2015 1 05 /01 /janvier /2015 23:04

L’affaire a fait couler beaucoup de bile : en cette période de Noël 2014, les crèches ont fleuri dans certaines mairies. Ça a même fait boule de neige, certains maires ayant installé une crèche en réaction aux oppostions aux premières crèches, et à l’obligation faite au Conseil Général de Vendée de démonter la sienne.

 

Les opposants aux crèches dans les mairies invoquent le principe de laïcité, et s’appuient sur l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 portant sur la séparation de l’Église et de l’État : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions."

 

Les partisans invoquent la tradition chrétienne de la France ; dénoncent l’extrémisme, l’intégrisme et l’intolérance de quelques « laïcards » ; font valoir que pendant des années ça n’a pas posé de problème ; qu’il n’y a eu qu’une seule période où on a fait démonter des crèches, c’était pendant la Terreur, etc.

 

Parfait ! C’est l’occasion de rappeler quelques définitions (ça ne fait jamais de mal).

 

La tolérance « au sens de Voltaire »

 

Il y a un sens de « tolérance » qui est celui de Voltaire (« Je suis contre ce que vous pensez, mais je ferai tout pour que vous puissiez le dire. »). Son contraire est l’intolérance.

 

Définitions du Larousse :

« Tolérance » : attitude de quelqu'un qui admet chez les autres des manières de penser et de vivre différentes des siennes propres.

« Intolérance » : refus d'admettre l'existence d'idées, de croyances ou d'opinions différentes des siennes. (Le sujet va jusqu'à persécuter ceux qui les soutiennent.)

 

Notons en passant que pris dans ce sens, « tolérance » ne signifie pas :

« Être obligé de laisser autrui faire n’importe quoi. » Par exemple, si l’on n’est pas soi-même nudiste, on peut très bien admettre que d’autres soient nudistes, sans pour autant admettre que n’importe qui se balade nu n’importe où où ça lui chante. Ce n'est pas de l'intolérance.

« Être obligé de faire n’importe quoi pour faire plaisir à autrui. » Si je ne suis pas nudiste, je ne suis pas obligé, au nom de la tolérance, de me mettre à poil sur une plage occupée uniquement par des nudistes (à mois que ce soit une plage réservée aux nudistes, bien sûr). Ou encore, si je suis athée, rien ne m'oblige à assister à une cérémonie religieuse pour faire plaisir aux autres. Ce n'est pas de l'intolérance.

« Renoncer à ses propres idées, à toute critique des idées d’autrui. » Là, on tomberait dans l’autocensure, au nom d’un « consensus mou » ou d’un « politiquement correct ». Si je suis chrétien, j’ai parfaitement le droit de dire que l’athéisme est un système de pensée inférieur au mien (d’ailleurs les papes successifs ne s’en sont jamais privés) ; si je suis musulman, j’ai parfaitement le droit de dire que le christianisme est un système de pensée inférieur au mien, etc. Ce n'est pas de l'intolérance.

 

La tolérance « au sens du gendarme »

 

Il y a aussi un autre sens de « tolérance », celui de « souplesse dans l’application d’une règle ». Selon ce qui les arrangent, certains l'appellent parfois aussi  « laxisme ». 

 

On tolère que les motos fassent de l’interfile (non autorisée par le Code de la Route). On tolère la circoncision (contraire à l’article 16-3 du Code Civil). On tolère l’abattage halal ou casher (contraire aux règles d’abattage CE qui stipulent que l’animal doit être inconscient au moment où il est égorgé). On tolère que des gens fument sur une terrasse non ouverte (contraire à la législation anti-tabac).

 

Mais le contraire de cette tolérance-là, ce n’est pas l’intolérance ! C’est, comme on voudra, de la rigueur, de la fermeté, de la « tolérance zéro », de l’application de la loi, etc. Pour discuter de cette tolérance-là, il faut peser au cas par cas le problème réel qui peut résulter du non-respect de la règle.

 

La laïcité

 

Passons maintenant à la laïcité. La laïcité est un principe politique qui organise la tolérance (au sens de Voltaire) au sein d’une société, concernant les cultes. Ses principes essentiels sont : tout individu a le droit d’avoir le culte de son choix, d’en changer, ou de ne pas en avoir ; l’État ne se mêle pas des affaires des cultes, et ne privilégie aucun culte ni absence de culte ; les cultes ne se mêlent pas des affaires de l’État. Ces principes me semblent très sains, et je trouve que c’est un progrès immense par rapport au bûcher.

 

L’article 28 cité en introduction me semble parfaitement cohérent avec ces principes. Cet article ne semble pas particulièrement inhumain ni intolérant, puisqu'il ne concerne que les emplacements publics et n'interdit rien sur les emplacements privés. 

 

Bien, et les crèches dans les mairies ?

 

Revenons maintenant à l’affaire. De quoi s’agit-il tant ?

 

Bon, déjà, une crèche (de la Nativité) est-elle une expression religieuse ? Certains ont cherché à le nier, en disant que c’était une simple tradition de Noël ; d’autres en disant que c’était juste « une famille pauvre dans une chaumière » ; et pourquoi pas un simple regroupement d’atomes pendant qu’on y est ? Que ça soit une expression religieuse n'est à mon avis qu'une simple question de bon sens ; ce qui n'est d'ailleurs pas incompatible avec le fait que ça soit également (dans certains milieux) une tradition. Passons à la suite.

 

Si l’on admet que la crèche constitue bien une expression religieuse, il semble couler de source que sa présence dans un hall de mairie constitue bien une infraction à l’article 28. Son démontage ne serait qu’une simple application de la loi, pas de l’intolérance (au sens de Voltaire). La laisser en place serait une simple tolérance (au sens du gendarme).

 

Quel est le problème ?

 

Passons au fond maintenant : demander le démontage d’une crèche, est-ce de l’acharnement, de la bêtise, de la « laïcardise », de l'intolérance ? Doit-on tolérer (au sens du gendarme) une crèche dans une mairie parce que ça ne pose pas de problème ? Ou y a-t-il un réel problème ? Je penche pour le problème, et je m’en explique.

 

D'une part, il y a des gens qui n'aiment pas la religion, pour des raisons qui leur sont propres et qu'ils n'ont pas à justifier. C'est parfaitement leur droit, et ce n'est pas de l'intolérance de leur part, et ils n'ont pas à être jugés pour ça. Une crèche peut avoir pour eux une connotation négative. Ceux-là n'ont donc pas forcément envie d'en voir aux endroits où c'est expressément interdit. Et s'ils se plaignent quand l'interdiction est bafouée, on ne peut pas leur reprocher. Leur reprocher serait au contraire de l'intolérance.

Pour prendre une analogie :  il est interdit de fumer dans certains endroits. Si un fumeur fume dans un endroit interdit, on ne peut pas reprocher à un non-fumeur de s'opposer à ce que le fumeur y fume. Que le non-fumeur s'y oppose, ce n'est pas de l'intolérance vis-à-vis du fumeur ; par contre, si le fumeur reprochait au non-fumeur de s'opposer à ce qu'il fume où c'est interdit, là ce serait de l'intolérance.

 

D'autre part, mettre une crèche dans une mairie, c’est pour moi du même niveau que de mettre une affiche électorale dans un bureau de vote. La question de la neutralité de l’État est pour moi une question cruciale. Il me semble dangereux d’ouvrir des portes et de laisser l’État (ou toute émanation de l’État comme une commune) afficher une préférence pour tel ou tel culte, fût-il le culte historique de la France. Si on tolère une crèche pour la religion catholique, que devra-t-on alors tolérer par équité de la part des autres religions ? Qu’un maire commence un discours par « Au nom d'Allah tout puissant » ? Devra-t-on tolérer n’importe quelle expression religieuse, n’importe quel soutien à une religion ? Ou faudra-t-il se mettre autour de la table pour négocier les expressions religieuses qui sont tolérables dans une mairie, de celles qui ne le sont pas ? Gérer des équilibres d’expression dans les mairies entre diverses religions ; et selon quels critères ? Voilà qui serait un comble pour un État censé ne pas se mêler des cultes ! Franchement, les guerres de religion ont fait assez de dégâts comme ça par le passé, pas la peine de laisser des brèches ouvertes à de possibles dérives. Laissons les mairies être des sanctuaires hors de ce genre de manœuvres. Les maires fautifs qui contre-attaquent en invoquant que les oppositions aux crèches alimentent les divisions, feraient bien de s'appliquer d'abord le compliment à eux-mêmes : ce sont bien eux qui se sont mis en faute par rapport à une loi qui a pour but de garantir la paix civile concernant les cultes !  

 

Et la tradition alors ?

 

Quand j’entends parler de tradition, je me méfie. Déjà, la tradition, ça n’a pas toujours du bon : en France, certaines choses étaient traditionnelles. Par exemple : l’esclavage, l’absence totale de démocratie, puis le droit de vote seulement aux hommes, le droit de posséder un compte en banque seulement pour les hommes, etc. La société évolue, et le passé n’est pas en soi un juge de paix pour le présent et l’avenir. Autre exemple, tout personnel : quand je vois que la tradition est la seule et unique justification (ou prétexte ?) au maintien des corridas, je me dis qu’on a bien des raisons de ne pas faire de chèque en blanc à la tradition…

 

Certains avancent l’idée que la France est un pays de tradition chrétienne, voire même judéo-chrétienne selon les avis. En passant, l’amalgame « judéo-chrétien » me fait marrer, quand on sait les persécutions qu’ont subi les juifs en Europe, sans discontinuer jusqu’au milieu du XXe siècle. Mais attention ! Une immense majorité de français ont certes été chrétiens, à une époque où ils n'avaient pas vraiment le choix (parce que le christianisme était intolérant). Maintenant que l'époque a changé et que les gens ont le choix, il y a moins de gens qui se définissent comme chrétiens, mais il en reste encore une proportion non négligeable. Tout ceci n’autorise pas pour autant les maires à définir la France comme étant de tradition chrétienne, à utiliser cette définition pour se créer des droits, et à diffuser la tradition chrétienne sous une forme ou sous une autre. La France se définit comme un État laïque, point barre. Ne surtout pas confondre la France (l'état-nation) et les français. La France (en tant qu'État) a pour tradition de faire libérer ses otages moyennant paiement d'une rançon (en niant l'avoir payée bien entendu), mais elle n'a pas la crèche pour tradition. En revanche, certains français ont la crèche pour tradition.

 

Et puis, que l’on se rassure, braves gens : personne ne parle d’interdire les crèches sur tout le territoire ! Si les gens qui aiment les crèches veulent en faire (parce que c’est leur tradition), qu’ils ne s’en privent pas ! Simplement, pour les raisons que j’ai indiquées, je trouve qu’une crèche n’a vraiment rien à faire dans une mairie.

 

Instrumentalisation

 

Dans les mairies en question, la présence de la crèche au moment de Noël ne relevait généralement pas d’une tradition ininterrompue depuis des décennies… Son apparition récente est plutôt à voir comme un acte politique (peut-être en réaction au succès d’une autre religion qui ne plait pas ?). Dans ce cas, on pourrait parler d’instrumentalisation à des fins politiques : instrumentalisation du catholicisme, et instrumentalisation des bâtiments des mairies ! On peut aussi parler d'« abus de biens sociaux ».

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commentaires

L
"...ation), l'abus de bien publiC est le même délit comm..." !!!
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L
Merci pour votre article vu sur &quot;atheisme.fr&quot;,<br /> Un point de vue laïc bien rafraichissant après les âneries entendues ici et là.<br /> Une petite remarque factuel néanmoins : l'abus de bien social est un délit précis commis dans une structure de droit privé (entreprise, association, fondation), l'abus de bien publique est le même délit commis dans une structure de droit public.<br /> Je comprends la nuance qu'apporte le pluriel, mais peut-être serait-il plus adéquat d'écrire &quot;abus de biens publics&quot;.<br /> Bien cordialement.
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C
Je reçois 5/5 la remarque. Ceci dit, après recherches diverses sur gogol, la terminologie &quot;abus de biens publics&quot; ne semble pas correspondre à quelque chose de précis en droit français. Pour l'instant, je modifie l'article en mettant des guillemets à l'expression &quot;abus de droits sociaux&quot;. Après tout, une mairie est un bien &quot;social&quot; (au sens général du mot &quot;société&quot;), même si ça ne relève pas du droit privé.
N
Bonjour,<br /> excellent article qui nous précise l'article 28 de la loi de 1905, ainsi que le pour et le contre (tolérance/intolérance, laïcité, tradition, instrumentalisation). <br /> Je partage cet article sur mon blog à l'intention de mes concitoyens en Polynésie, pays où les religions chrétiennes sont très puissantes, interviennent dans la vie politique et sociale et ne respectent justement pas la loi de 1905 (par exemple, signe religieux sur les bulletins de vote, prière au début et à la fin de chaque réunion politique ou sociale,...)
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